Je l'appelle parfois mon fleuve. "Mon fleuve", parce que je vis près de lui, que je le vois tous les jours, que je l'aime, que j'ai besoin de lui. D'autre part, j'aime ce mot : fleuve. Mon fleuve, pour me l'approprier peut-être, mais sans y croire un instant, car bien entendu il ne m'appartient en rien, ni à moi ni à personne. Ou bien est-ce pour me sentir être "de quelque part". En ce sens, c'est moi qui lui appartiens. Je l'aime et c'est un compagnon mais il l'ignore et ne me reconnaît pas. C'est ainsi. J'ai bien plus besoin de lui que l'inverse. Je ne lui suis en réalité d'aucune utilité.
A t-il seulement besoin de qui que ce soit ?
C'est une découverte somme toute récente : je ne savais pas à quel point sa présence m'était devenue nécessaire. Elle m'apaise, me donne des forces, me fait rêver, m'évader. Je n'en vois qu'une partie mais elle nourrit mon imagination au point que je le parcours tout entier dans mes songes. C'est un voyage incroyable. Je le survole en pensée jusqu'à la mer, en compagnie des milliers d'oiseaux qui le sillonnent tout au long de l'année. Il se donne ici ou là des allures de lagune exotique, de bayou de Louisiane et parfois même, on pourrait se croire en bord de mer.
S'il y a des baptêmes du feu, j'ai eu mon baptême de l'eau, quand j'ai accidentellement glissé de la berge récemment. Je ne lui en veux pas. C'est à moi d'être prudent et respectueux. C'est un géant. Une force de la nature, littéralement. On ne le fréquente pas sans risque. En dépit de tous les aménagements, je sais qu'il reste indomptable. Ses colères répétées s'étalent sur des siècles, pendant lesquels il n'a cessé de couler ni de creuser son lit dans l'écorce de la Terre.
C'est une des raisons qui me pousse vers lui, moi qui suis désespérément à la recherche de ce qu'il reste de sauvage, ce qui échappe encore à notre emprise. Comme si je voulais capter quelque chose de vrai, d'essentiel à ma survie. Qui me permette enfin de respirer vraiment, d'être pleinement là. Pour ne plus rien vouloir ni attendre, pour être uni à tout, pour trouver ma place dans un équilibre subtil, parfait, sacré, où pour une fois je ne dérangerais rien. Pour être au bout du compte admis, mériter de me trouver aux côtés du vivant, en être digne. Cesser de n'être que cette sorte de machine organique, balourde, sans instinct et sans flair, conditionnée à des gestes mécaniques, répétitifs, dénués de sens profond, et des pensées somme toute stériles et sans la moindre importance.
Quand mon regard se fixe sur cette eau puissante et calme en permanence en mouvement, toujours changeante, je ne pense plus. Je suis là et rien d'autre. Alors le temps se dilate, se met peu à peu à ralentir. Et de la même façon, quelque chose s'apaise en moi. Ma respiration aussi se fait plus lente et plus profonde. Tout mon corps se relâche et pèse son vrai poids d'être humain dans le réel immédiat. Il n'y a sans doute qu'à cet instant que je peux percevoir une vérité.
Puis je me secoue dans l'air déjà rafraîchi, alors que le soleil tombe derrière les collines proches, et le vacarme reprend. Mais quand bien des années plus tard j'aurai disparu, quelque chose de cet instant et de moi-même continuera d'exister là, au bord du fleuve, jusqu'à la fin de ce monde. Quiconque y viendra à son tour pourra peut-être le ressentir.
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